Karen Paulina Biswell

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Colombie

« Je traitais l'art comme étant la réalité suprême et la vie comme un simple mode de fiction ». Oscar Wilde

Karen Pauline Biswell est née en Colombie en 1983. Elle émigre en France avec ses parents dans les années 1990, fuyant l’extrême violence politique de son pays. Son travail, en constante redéfinition, traite de la vulnérabilité morale et de la destinée humaine. Saisissant les aspects inexplorés du quotidien, éléments marginaux et provocants de la société, le travail de Karen Paulina Biswell s’intéresse aux états extrêmes de la pensée et de l’expérience humaine.
Ses photographies ont été exposées dans le cadre de plusieurs expositions : Fondation Vasarely, Aix-en-Provence (2018), Galerie Valenzuela Klenner de Bogota (2018), Rencontres photographiques de Guyane (2017), Cité International des Arts, Paris (2017), Les Rencontres de la photographie, Arles (2017 et 2016), entre autres. Son travail est entre autre nominé pour le World Press -The 6×6 Global Talent Program (2017), le Higashikawa Award (2016) et Prix de la Photo Madame Figaro Arles (2016).


Chère Pipi

Résidences photographiques 2018

En 2017, grâce à un financement de l’Institut Français, Karen Paulina Biswell entreprend une résidence dans la commune amérindienne d’Awala-Yalimapo en Guyane Française, auprès de la population kali’na.  Le projet « Chère Pipi », issu de nombreux séjours au sein de la communauté kali’na, s’inscrit dans un contexte territorial au passé et présent incommodes, marqués par des relations ambigües avec les pouvoirs européens.  Face à ce poids de l’histoire, l’artiste choisit d’explorer le sujet de la féminité et la puissance de sa communion avec le monde végétal. Dans un contexte contemporain où la culture est conçue par l’être humain comme un outil de domination de la nature et asservissement de son essence, la photographe a souhaité signifier une culture plus proche de la nature, à l’instar de la culture amérindienne kali’na, où le fondement de la cosmogonie se construit autour de l'analogie de l’homme à la nature, l’harmonie de la femme et du végétal au regard de nos vies, de nos façons de penser et des relations entre êtres humains et non humains.     

Alternant des portraits de femmes de la communauté et des fragments d’éléments naturels, Karen Paulina Biswell cherche à établir des correspondances entre le monde végétal et la figure féminine dans les cycles de transmission de la vie.  En choisissant les femmes comme motif principal de son travail, l’artiste entend également leur rendre hommage. La rencontre des femmes de la communauté et plus spécifiquement des Pipi (grand-mères, en kali’na) chez qui elle a été accueillie lors de ses différents voyages en Guyane, a été déterminant dans la réalisation de ce projet. Incarnant l’amour, la sagesse et le respect au sein de la communauté, elles sont les gardiennes de connaissances ancestrales presque intégralement anéanties par la culture coloniale patriarcale. Karen Paulina Biswell explore dans ses images la féminité dans ce qu’elle advient au plus profond, dans la vitalité de son union avec les forces élémentaires telles le feu et l’eau, la lumière et la nuit, la terre. Le pouvoir du corps détenu par les femmes, est réactivé.

Ce projet est également le fruit d’une réflexion sur le positionnement et regard de l’artiste. Lors de son troisième voyage en Guyane, en 2019, la photographe est confrontée à l’isolation et au rejet de l’appareil photographique par les membres de la communauté, situation qui remet en question la pertinence d’un échange avec ces derniers. « Il me fallait supprimer cette hiérarchie du regard et de la parole afin de cultiver l’intériorité où opèrent par le désir, l’instinct, l’ignorance, les révélations qui en découlent. Il me fallait abandonner la méthode d’interprétation, la nécessité de vérifier quelque chose par un jugement d’attribution et me diriger vers l’expérience. Je voulais traiter tout événement comme un flux qui irait d’eux à moi dans l’existence de mon désir éprouvé pour cette communauté, leurs croyances et leur combat comme je les ai perçus. Il n’est plus question de compréhension, ou d’accords intellectuels mais d’intensités, de résonances, de liens affectifs. »   
Les images produites lors de ce troisième voyage répondent à ce changement de perception et une dissolution des acquis préexistants, et font état d’un « nouvel ordre cosmique, fidèle aux cycles de la forêt, aux cycles de la femme, au rythme du monde, au rythme de la vie », où la coalition entre monde autochtone et occidental devient possible. « Dans ce changement de perception, les images ne cessent de courir les unes après les autres le long de cette frontière entre le réel et l’imaginaire. Les perceptions et les affections changent de nature parce qu’elles passent toutes dans un autre système d’espace connecté à une réalité où la nature gouverne. La lumière devient mouvement et alterne entre lumière solaire et lumière lunaire. Les pulsations de cette forêt charnelle, des palmes, marquent le tempo, la ligne du temps. La réverbération du végétal nous rappelle notre désir d’atteindre cet autre monde qui se définit dans une image cristal toujours double ou redoublée. Coupé d’une narration linéaire, cet ensemble entre en rapport avec une image virtuelle, une image mentale, une image miroir, une image spéculaire. C’est-à-dire nous entrons dans le multi-naturalisme, à savoir la coexistence de plusieurs natures, dans un jeu d’autoportraits équivoques qui nous offre une possibilité de beauté et de pensée. »

Impuissante face à un ordre nouveau et débarrassée en conséquence de ses préjugés dans sa quête de spiritualiser la nature, la photographe a plus que jamais ressenti le besoin d’être au plus près de cette nature plurielle. Plus que le regard, sa caméra est devenu l’œil de l’esprit révélé par les réverbérations du désir.

Série réalisée en 2018-2019.