Questions à Jessica De Largy Healy et Nicolas Garnier

Co-commissaires de l'exposition Guḻarri. Paysages de l’eau au nord de l’Australie

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Entretien avec Jessica De Largy Healy, Anthropologue, chargée de recherche au CNRS au laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative de l’Université de Paris Nanterre et Nicolas Garnier, Responsable de l’Unité Patrimoniale Océanie du musée du quai Branly – Jacques Chirac, tous deux co-commissaires de l’exposition Gularri. Paysage de l’eau au nord de l’Australie.

Quelle est la genèse de l’exposition ? Comment s’est-elle construite avec ce commissariat multiple ?

Nicolas Garnier : Il y a près de deux ans, nous avons décidé de monter avec Jessica un projet de recherche sur la collection de Karel Kupka. Nous nous sommes questionné sur ce que ces peintures nous racontaient des lieux, des espaces et des territoires. Jessica a suggéré que l’on se concentre sur un type d’espace particulier : l’île de Milingimbi en Terre d’Arnhem au nord de l’Australie.

Jessica De Largy Healy : Notre projet de recherche s’est porté sur la mémoire environnementale des lieux à partir des peintures. L’idée est de faire le lien entre les peintures et les paysages. Nous avons choisi pour l’exposition les paysages aquatiques car ils apportent une perception assez différente de l’Australie, connue pour ses paysages du désert. La Terre d’Arnhem est une région tropicale côtière ; le paysage est soumis à la mousson. L’eau a une place très importante et le calendrier des saisons est organisé au rythme de l’eau.

J’ai réalisé une première sélection de peintures à partir de la collection de Karel Kupka sur laquelle je travaille depuis plus de 10 ans, en lien avec les paysages aquatiques, les rivières, la mangrove, les zones côtières, la haute mer. Dans la conception de cette exposition, nous sommes constamment en dialogue avec les deux autres commissaires Joe Dhamanydji et Ruth Nalmakarra, deux aînés de la communauté Yolŋu. Nous ne sommes pas dans un processus de validation mais dans un co-commissariat : les décisions se prennent en commun. Par exemple, nos deux co-commissaires ont affiné la première sélection de peintures pour arriver à la liste des 26 œuvres. Ils ont organisé localement un processus de consultation, ils ont renommé les œuvres et les ont organisés en vitrine dans la scénographie de l’exposition.

En plus de cette collaboration à 4 commissaires, comment s’est organisée la coordination avec vos interlocuteurs du centre d’art Milingimbi Art and Culture Aboriginal Corporation ?

JDLH : Karel Kupka a essentiellement travaillé dans la communauté Yolŋu à la fin des années 50 – début des années 60. Nous avons voulu dès le départ faire un projet en collaboration avec ce centre d’art qui est une association représentant les peintres aborigènes de la communauté des Yolŋu. Cette idée de collaboration a été mise en danger par la crise sanitaire car nous pensions dans un premier temps pouvoir nous rendre sur place et échanger avec les descendants des peintres. Nous avons donc collaboré à distance !

NG : Cette collaboration est une des bases de l’exposition sur deux aspects. À la fois sur la fond, car nous avons un discours nouveau sur la notion d’espaces et de paysages. Mais aussi par le protocole que nous avons mis en place, qui est lui aussi novateur. Nous nous sommes beaucoup interrogés sur le type de discours proposé et le type d’engagement mis en place sur l’exposition. Nous avons laissé les Yolŋu parler et avons partagé d’une certaine manière l’autorité autour de cette exposition. Il y a eu une vraie rencontre entre le cadre institutionnel du musée et l’univers culturel du centre d’art et de la communauté Yolŋu.

Retrouve-t-on différents médiums artistiques dans l’exposition ?

JDLH : On retrouve dans l’exposition une série de textes, qui ne sont pas des cartels d’exposition mais des récits recueillis sur place par une linguiste dans la langue locale. Ces déclarations très poétiques sont proposées par les descendants des artistes et accompagnent les œuvres. Certaines peintures de l’exposition ne sont pas accompagnées de ces textes mais ont tout de même été sélectionnés. En effet, quand ces œuvres ont été collectées dans les années 60, certains peintres appartenaient à des groupes très présents dans la communauté ; aujourd’hui ces mêmes groupes ont quitté Milingimbi pour s’installer ailleurs, dans d’autres communautés. Ils n’ont donc plus de représentants sur place. Le centre d’art et les deux co-commissaires ont tout de même considéré qu’il était important d’intégrer ces peintures au parcours de l’exposition.

NG : Dans l’exposition, le texte et l’image se répondent, les récits sont de réelles extensions des peintures. Nous ne sommes pas dans une formule « classique » : ces textes ne sont pas des éléments de médiation. Ainsi nous savons que ces textes peuvent créer une difficulté de compréhension du public, tout comme de nombreux termes de l’exposition. A travers la présentation des œuvres et des textes, nous espérons que la cohérence du système Yolŋu ne soit déformée par notre approche.

Dans ce sens, l’exposition est rythmée par de nombreux termes spécifiques, à commencer par le titre l’exposition. A quoi correspond le terme « Guḻarri » ?

JDLH : Nous avons proposé un glossaire dans le dépliant de visite. De nombreux termes n’ont pas été traduits volontairement et le visiteur pourra se balader avec ce document qui lui permet de saisir les termes clés et d’articuler son regard entre le texte et l’image. Dans l’exposition, un des récits du frère de Joe Dhamanydji évoque toute la portée de ce titre « Guḻarri ». Ce terme désigne un cours d’eau qui traverse tout le territoire et les différents clans pour se jeter dans la mer. Ce titre d’exposition est le fruit de la collaboration entre les commissaires. Nous avions choisi dans un premier temps uniquement le terme « Guḻarri », cependant ils nous ont expliqué par la suite que ce terme n’implique que la moitié Yirritja de la communauté. Il a donc fallu intégrer la partie Dhuwa et nous avons rajouté « Gapu Yothu Yindi ». Ce titre complet n’évoque plus seulement les individus connectés à Guḻarri mais regroupe également leurs enfants. Il est donc représentatif de la façon dont les Yolŋu s’organisent : les deux moitiés sont toujours reliées. 

Pourquoi avoir choisi l’œuvre « L’abeille et tortues d’eau douce » comme ambassadrice de l’exposition ? A-t-elle une forte importance dans la communauté ? 

JDLH : Cette œuvre a été choisie comme porte-parole par le co-commissaire Joe Dhamanydji. Cette peinture a été réalisée par son père, Tom Djäwa. En plus de sa fonction de peintre, son père était un grand dirigeant très reconnu dans les sphères anthropologiques et au sein de la communauté. Cette peinture évoque son clan par la représentation d’un endroit caractéristique et par la présence des motifs en losanges, significatif de cette terre et de ce clan.

Qu’est-ce que ces peintures et ces sculptures révèlent de la cartographie culturelle et sacrée des Yolŋu?

NG : Nous avons été inondés de concepts, de paroles, de récits, de prises de positions, d’énonciations d’autorités, toutes en relations avec le paysage. Ces œuvres ne se limitent pas aux systèmes aquatiques mais font références aux systèmes de parentés et aux relations des différents groupes sociaux entre eux, au sein des Yolŋu. Les peintures évoquent particulièrement la relation de la mère à l’enfant. De manière générale, nous laissons totalement les visiteurs réaliser leur propre travail d’analyse des peintures et des textes. Nous nous sommes efforcés de restituer la cohérence de la pensée Yolŋu avec la présence d’un certain nombre de concepts.