Qui êtes-vous ? Retrouver les identités perdues des personnes photographiées

Du 9 mai au 12 septembre 2022

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Du 9 mai au 12 septembre 2022

De très nombreux portraits du 19e siècle comme du 20e siècle, pris dans des contextes différents – exhibitions de groupes dans les expositions universelles et coloniales, voyages d’exploration, missions scientifiques, etc. – sont présents dans les collections du musée. Les logiques documentaires suivies par les différentes institutions dans lesquelles les collections ont circulé ont parfois conduit à des pertes d’information et à l’effacement des identités, pourtant souvent connues et notées à l’origine par les photographes.

Un travail de recherche est mené sur les collections depuis plusieurs années pour ré-identifier les personnes anonymisées, dans un chantier plus général de documentation des contextes historiques des prises de vue qui permettent de comprendre le cadre de production de ces images.

L’accrochage présente ainsi les processus d’effacement des informations et les méthodes de recherche qui mènent à l’identification des personnes et des liens établis entre les membres d’une même famille ou d’un même groupe. L’histoire retracée des photographies et des parcours individuels montre alors la diversité et la complexité des situations rencontrées et souligne la circulation tant des hommes que des images.

En retrouvant leur nom, les personnes photographiées retrouvent une part d’humanité dont elles avaient été privées durant des décennies.

La collection du musée du quai Branly - Jacques Chirac compte environ 710 000 photographies provenant des photothèques de deux institutions, le Musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie et le Musée de l’Homme, ce dernier ayant hérité de collections plus anciennes du Laboratoire d’anthropologie du Muséum national d’Histoire naturelle de Paris.

La longue histoire et la circulation des photographies dans ces différentes structures, ainsi que les modes d’organisation et de classement différents ou successifs appliqués aux collections, ont pu créer des pertes d’informations et des confusions. Les changements de légendes des photographies parfois opérés révèlent les différences de perception et d’usage de ces images selon les époques, et offrent en eux-mêmes une intéressante stratigraphie d’informations

La collection du musée du quai Branly - Jacques Chirac

Le service de la photothèque du musée d’ethnographie du Trocadéro qui allait devenir le futur musée de l’Homme en 1938, met en place au début des années 1930 un classement géographique des tirages, dans des meubles à tiroirs, en les collant sur des cartons gris.

Les autres informations, comme les noms des auteurs, des personnes représentées et les dates des prises de vues ne sont pas systématiquement reportées sur ces cartons. Par ailleurs, le classement géographique gomme le lieu de prise de vue exact, s’il était connu, au profit du lieu d’origine supposé de la personne photographiée.

Dans un souci d’efficacité et de facilitation des recherches, la mise en place de ces méthodes documentaires considérées comme modernes pour organiser les masses d’images, a causé des confusions

Le service de la photothèque du musée d’ethnographie du Trocadéro

Le prince Roland Bonaparte a constitué une collection de photographies de milliers de portraits principalement pris à l’occasion des exhibitions de groupes humains au Jardin d’acclimatation de Paris à la fin du 19e siècle.

Le musée conserve les négatifs sur plaques de verre sans légende et des portfolios
confectionnés avec soin, comprenant des tirages souvent précédés d’une planche de sommaire précisant les identités des personnes photographiées. Par ailleurs, de nombreux tirages anciens, sans information, montés sur carton à des époques plus récentes, côtoient des tirages réalisés dans les années 1930 à partir des négatifs qui étaient restés inédits.

Des plaques de projection ont également pu être produites pour illustrer des conférences. Le musée travaille à relier les générations d’objets photographiques dispersés, à identifier les personnes membres d’un même groupe et les familles au sein des groupes.

Le prince Roland Bonaparte...

Le musée s’attache à mieux comprendre les contextes de prises de vue des photographies. Les recherches pour identifier les photographes et les lieux de prises de vue mettent en évidence une circulation transnationale intense des hommes et des femmes, qu’ils soient sujets des photographies ou producteurs d’images (photographes, éditeurs, imprimeurs), ainsi que des objets photographiques produits, au sens large : albums, cartes postales, publications, conférences avec projection, etc.

Le musée s’attache à...

Le musée collabore avec de nombreux chercheurs, artistes, auteurs et leurs familles, descendants des personnes photographiées ou représentants de communautés qui viennent étudier les collections de photographies. Les identifications présentées sont le fruit de ces échanges.

Le musée, qui envisage ce travail uniquement de manière collaborative, les remercie de la générosité de leur partage.

Le musée collabore avec...

L'accrochage en images

Accrochage "Qui êtes-vous ? Retrouver les identités perdues des personnes photographiées" en boite arts graphiques, du 9 mai au 12 septembre 2022.

© musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Julien Brachhammer

 

Quatre photographies différentes de la même jeune femme sont ici rapprochées.

Le montage des deux tirages, en haut à droite, fournit des informations assez complètes : le nom du modèle sur l’étiquette originelle – prénommée Lhamu, cette jeune femme âgée de 19 ans et originaire du Tibet est l’épouse de Tasi – et le nom du photographe sur le carton lui-même. Fondé par P. A. Johnston et Theodore Julius Hoffmann, le studio établi à Calcutta en 1882 connait un véritable succès commercial et ouvre rapidement diverses succursales.

L’étude d’un album intitulé Types d'indigènes du Népal, de Sikhim et de Tibet de l’officier écossais de l’armée britannique Laurence Austine Waddell (1854 - 1938) permet de préciser davantage le contexte de prise de vue. Également professeur de pathologie à Calcutta et chirurgien, Waddell organise la venue de 30 personnes au studio dirigé par Hoffmann, probablement celui de Darjeeling. Ensemble, ils réalisent ces portraits de face et de profil sur un arrière-plan neutre, suivant les indications en anthropologie de l’époque, que Waddell annote d’informations (nom, âge et origine) et de commentaires sur les vêtements. Lhamu, née à Tashilhunpo au Tibet, s’installe à Darjeeling avec son mari Tashi (ou Tasi) Wangdu, également photographié ce jour-là. Elle ne porte pas les habits de sa région natale, mais ceux du style de Lhassa précise Waddell.

Sur le tirage présenté à gauche, Lhamu posant devant un décor peint n’est plus qu’une « Femme tibétaine ». Le nom du photographe apparaît encore sur le timbre sec en bas à gauche du tirage « Johnston & Hoffmann, India » et le nom du studio a disparu.

Le carton sur lequel ce tirage est collé a en effet été coupé pour obtenir le format des tiroirs servant au rangement des photographies au moment de son intégration dans un nouveau service de photothèque, faisant au passage disparaître toutes ces informations.

La carte postale publicitaire utilise une autre prise de vue de Lhamu, réalisée lors de la même séance. Produite par l’éditeur britannique The Beds Times Publishing Co. (actif 1906-1918) pour la compagnie Cooper & Co. de Londres, elle invite à soutenir l’économie anglaise en achetant du thé indien. La légende présente la jeune femme de manière anonyme, comme originaire de Darjeeling, lieu de prise de vue de la photographie et non plus du Tibet.

  • Cliquez sur les images pour accéder à leur notice en ligne :

Lhamu

Le portrait en buste anonyme de l’homme non identifié, à gauche, qui soutient le photographe du regard, a pu être mis en relation avec cet autre tirage arrivé par un biais différent, monté sur un carton de petit format, portant les informations suivantes : Jardin zoologique d’Acclimatation. Bois de Boulogne et le nom du photographe. Pierre Petit, installé à Paris, est un professionnel spécialiste du portrait sur carte de visite formé par son inventeur Eugène Disdéri.

Après s’être fait connaitre par des galeries de portraits de ses contemporains, ainsi que par sa présence aux Expositions Universelles de Paris de 1855 et de 1867, il s’installe au Jardin d’Acclimatation où se déroulent de nombreuses exhibitions ethnographiques de groupes humains entre 1877 et 1931, dont il perçoit immédiatement l’intérêt commercial. Il produit des tirages souvenirs sous la forme de carte de visite, comme celle-ci, que les visiteurs peuvent collectionner, mais sur lesquels ne figure aucune mention du nom des personnes.

La légende d’une plaque de projection représentant le même homme sous un angle légèrement différent, le regard détourné et souriant, réalisée en 1895 pour une conférence, apporte une information supplémentaire : "Groenland. Esquimau (Okabak). Jardin d’Acclimatation », qui par recoupement avec la presse de l’époque permet de l’identifier.

Nommé Cospar Mikal Okabak, âgé de 32 ans, il est photographié à l'occasion de l'exhibition en octobre 1877 d'un groupe appelé alors "Esquimaux", originaires de Qasigiannguit, situé sur la côte occidentale du Groenland et composé de quatre adultes et deux enfants. Une autre plaque représente son épouse Juliana-Judith-Margarita Okabak, âgée de 23 ans, posant avec l’une de leurs deux filles, Catarina, âgée d’un an. La famille est accompagnée par deux hommes, dont Hans Noahsen Gokkik, 41 ans, photographié assis sur un traineau qui a été assez malade durant le voyage.

  • Cliquez sur les photos ci-dessous pour en savoir plus :

Cospar Mikal Okabak

Le portrait anonyme de l’homme non identifié à droite, trouvé isolé dans les collections, a pu être mis en relation avec le tirage de gauche au contraire bien renseigné, par rapprochement visuel. La mention manuscrite Bacot portée a posteriori par la même main sur les deux tirages n’a pas suffi pour les rapprocher dans un premier temps. Le tirage de droite était peut-être un prêt pour reproduction pour la photothèque ou pour un ouvrage : il en porte en effet les indications caractéristiques sur le carton. Il aurait alors dû être restitué, ce qui expliquerait qu’il n’ait jamais intégré le classement général.

Adjroup Gumbo est un lettré tibétain du village de Patong (Badong) qui rencontre Jacques Bacot, explorateur devenu pionnier des études tibétaines en France, en mai 1907, dans l’est du Tibet (région du Kham). Ancien lama bönpo converti au catholicisme, Adjroup Gumbo se révèle un guide et un interprète précieux et organise la logistique du premier voyage de Bacot.

Adjroup Gumbo souhaite ensuite voyager avec Jacques Bacot en France où il reste toute l’année 1908. À Paris, il participe au travail de description scientifique des objets que Bacot donne au musée Guimet et accompagne ce dernier lors de ses diverses conférences. Il se soumet également à des examens anthropologiques avec le Dr Fernand Delisle au Laboratoire d’anthropologie du Muséum d’histoire naturelle.

Adjroup Gumbo et Jacques Bacot repartent en 1909 pour le second voyage au Tibet et séjournent trois mois dans le village d’Adjroup avant de se quitter. Adjroup meurt peu après en février 1911. Jacques Bacot publie en 1912 leurs récits et impressions de voyage : Le Tibet révolté - Vers Népémakö, La Terre promise des Tibétains (1909-1910), suivi des Impressions d'un Tibétain en France par Adjroup Gumbo, traduites du tibétain par Jacques Bacot.

Ces photographies appartiennent à une plus vaste série qui présente Adjroup Gumbo aussi bien en buste qu’en pied, prise en France entre janvier 1908 et janvier 1909, probablement par Jacques Bacot lui-même, qui pratique la photographie et qui initie Adjroup Gumbo à cette technique.  





Adjroup Gumbo ( ? - 1911)

Ces portraits pris en studio arrivent dans les collections du Laboratoire d’anthropologie au Muséum national d’histoire naturelle de Paris en 1881, par un don de Léon de Cessac (1841 - 1891). Les tirages sont alors légendés par le laboratoire de façon incomplète et erronée « Indien Chumash de la région de Samala, près de la mission Santa Inès. Photographies prises par Léon de Cessac en 1877-78. »
De récentes recherches croisées franco-américaines ont permis d’identifier cet homme comme Rafael Solaris, un chef amérindien Chumash de la réserve de Santa Ynez, qui a joué le rôle de guide, d’informateur et d’interprète et est devenu un proche ami de Cessac.

Durant deux ans, l’ethnographe Léon de Cessac documente tous les aspects de la culture des Chumash, communauté amérindienne de Californie, en étudiant les langues, les chants, la médecine, en menant des fouilles archéologiques et en collectant des objets mais il ne pratique pas lui-même la photographie.

Il a organisé la séance de prise de vue en 1878 au studio des photographes Hayward & Muzzall installés à Santa Barbara. Rafael Solaris pose dans des mises en scène impliquant les objets de diverses origines recueillis par leurs soins, reconstituant ainsi l’image d’un Amérindien californien tel que conçu par Léon de Cessac, probablement dans le but pédagogique d’un projet d’ouvrage jamais abouti.

La série se compose de photographies de type anthropométrique montrant Rafael Solaris de face, de dos ou de profil, en plan rapproché ou en pied avec une toise. Un second type de vue le présente vêtu d’un pagne et d’une coiffe de plumes d’origine non Chumash, posant avec un arc dans un décor de carton-pâte. La roulette du trépied d’une chambre photographique est visible dans l’angle inférieur droit de la photographie.


Rafael Solaris

Ces portraits en buste de trois hommes, classés dans les tiroirs en Amérique du Nord, États-Unis, portent pour seule information la légende : "Peau-Rouge de Buffalo." La présence d’un éventail Souvenir de la Tour Eiffel, arboré par l’un d’eux, a permis de comprendre que les prises de vues étaient réalisées dans le cadre de l’Exposition Universelle de Paris en 1889. L’anthropologue Roland Bonaparte profite de l’effervescence autour de cet événement pour prendre des photographies des groupes et troupes venues du monde entier. L’étude de ses négatifs sur plaque de verre révèle des vues des installations du Buffalo Bill's Wild West lors de sa première venue à Paris en 1889. Le spectacle, créé en 1892 par William Frederick Cody, dit Buffalo Bill, populaire pour ses reconstitutions de batailles de la Conquête de l’Ouest américain, fait une première tournée européenne de 1888 à 1892, puis une seconde en 1905-1906.

Ces portraits en buste font partie d’une campagne de tirages réalisés en 1933 à partir des négatifs originaux de Roland Bonaparte, décédé en 1924, certainement restés non tirés, souvent inédits. Une centaine de portraits sont pris des hommes, femmes et enfants qui étaient principalement oglalas (Lakotas, de la région du Dakota du Sud) et de quelques cowboys et cowgirls. Certains se sont épinglés une étoile gravée “Indian Police Buffalo Bill”, mais aucune identité n'est mentionnée. Deux portent, comme l’homme en haut à gauche, des médailles Souvenir de mon Ascension à la Tour Eiffel, 1889, sur laquelle les premiers visiteurs faisaient graver leur nom dans un cartouche, nom malheureusement peu lisibles sur les photographies.

Le portrait en haut à droite pourrait être celui d’Iron White Man, Amérindien oglala, également photographié par Gertrude Käsebier (1852–1934) qui réalise des portraits des membres de cette même troupe en 1898 à New York.

Le travail de recherche est encore en cours.

Les Amérindiens de la troupe du Buffalo Bill's Wild West Show

Le portrait anonyme de cet enfant accoudé à une chaise est monté sur carton en 1943 à la photothèque du musée de l’Homme. La légende dit « Enfant Kalmouk, U.R.S.S. - Sibérie Occidentale » et donne le nom du photographe Roland Bonaparte. Cette image est, de fait, prise par Roland Bonaparte dans le cadre de l’exhibition d’un groupe de Kalmouks au Jardin Zoologique d'Acclimatation de Paris en 1883. Roland Bonaparte produit à partir de ses photographies des portfolios qu’il peut présenter dans des conférences de sociétés savantes ou offrir.

Au gré des consultations, des mouvements et du rangement des collections, certains tirages se sont déclassés de leurs portfolios d’origine. D’autres sont arrivés isolés, sans portfolio, par un don de Roland Bonaparte lui-même fait au Laboratoire d’anthropologie du Muséum national d’Histoire naturelle de Paris en 1898. Le plus souvent, les tirages portent le timbre sec montrant un aigle impérial et le nom de « Collection du Prince Roland Bonaparte ».

Par recoupement entre les différents ensembles d’images, les groupes et les personnes peuvent souvent être ré-identifiés et les liens familiaux rétablis.

Cet enfant nommé Davala, âgé de 6 ans, soutenant du regard l’objectif, est venu avec son père, présenté à gauche, nommé Davala, également. La planche de sommaire du portfolio Kalmouks précise que ce dernier a 24 ans, est marié avec un enfant. Assise devant la tente montée dans le Jardin d’Acclimatation, Bolroh, une jeune fille âgée de 17 ans, regarde vers le photographe ; Davala et un autre enfant non mentionné par Bonaparte l’observent également depuis l’intérieur. Trois vues ont été prises à l’intérieur de la tente : on reconnaît Davala sur les genoux de son père sur la gauche au second plan.

Davala et le groupe Kalmouk

Les photographies sont prises à l’occasion de l’exhibition ethnographique d’un groupe Kali’na de trente-deux hommes, femmes et enfants venus de Guyane, qui s’est déroulé au Jardin d'Acclimatation à Paris, entre fin février et début avril 1892. Amenés en France avec de fausses promesses d’argent, le groupe vécut dans de terribles conditions de vie au Jardin en plein hiver, contraints de faire toute la journée des démonstrations de danse, de musique, de techniques de vannerie et de poterie. Nombre d’entre eux tombèrent malades, trois moururent à Paris et cinq autres à leur retour en Guyane.
La jeune fille qui pose assise, de face, semble affronter le regard du photographe avec une profonde tristesse et une résignation perceptible.

Ce portrait appartient à une série de portraits pris par Roland Bonaparte, le plus souvent simplement titrés « Caraïbes ». Six portraits présentent le groupe, posant sous la verrière d’une serre au Jardin, mis en scène dans une pirogue et, ici, posant sur des marches. Ces portraits n’ont pas été tirés avant les années 1930 ce qui explique la différence entre les tirages présentés.

Les descendants de Kali’na ont pris contact avec le musée afin de pouvoir échanger sur cette collection de photographies, rare témoignage de cet événement. La découverte d’une série de portraits, sur plaques de projection portant des noms sur les étiquettes a permis d’identifier Molko et de la reconnaitre sur les portraits de groupe. Elle pose assise sur la gauche des marches. Certains noms ont été relevés, sous la forme francisée Morico et Molico pour Molko. Si un nom souvent retranscrit phonétiquement, déformé ou attribué sans consentement, ne suffit pas à constituer une identité, il est un premier élément pour la poursuite de recherches. Molko est une jeune fille alors âgée de 13 ans, venue à Paris avec sa mère et son petit frère âgé de 3 ans et décédé à Paris, et sa tante. De retour en Guyane, elle a transmis le souvenir douloureux de ce voyage à ses deux enfants et très nombreux petits-enfants.

Par recoupements et comparaison, les portraits retrouvent petit à petit des noms qui, associés à d’éventuels témoignages, des récits de familles, font émerger des histoires sensibles dans le contexte colonial et pseudo-scientifique des exhibitions. Cette collaboration avec des représentants des communautés autochtones et des descendants des personnes photographiées est essentielle pour le musée en charge de ces collections pour en assurer une diffusion étayée historiquement.


Molko et le groupe Kali'na

Ces portraits sont arrivés, anonymes et sans auteur, à la photothèque du musée d’ethnographie du Trocadéro à deux moments distincts. Le portrait de groupe a été donné par Ernest-Théodore Hamy (1842 - 1908) anthropologue et fondateur du musée. Les trois portraits individuels ont été envoyés par le Field Museum de Chicago en 1937. Le nom de cette institution a permis de faire le lien avec Charles H. Carpenter (1859-1949), premier photographe professionnel employé du Field Museum de Chicago de 1899 à 1947, envoyé en 1904 à l’Exposition Universelle de Saint-Louis.

De très nombreuses exhibitions de groupes humains sont organisées à cette occasion. Des milliers d'hommes et de femmes venus du monde entier ont été installés dans des villages reconstitués sur plus de quarante-sept hectares. Le département d'anthropologie de l’Exposition organise des mises en scène de cérémonies ainsi que des Jeux olympiques. Charles Carpenter réalise plus de 3 000 portraits individuels en pied et en plan rapproché, notant sur les négatifs sur plaque de verre les noms, âges, liens de parenté et origine.

Les neuf membres du groupe Aïnou, peuple autochtone du Japon, présentés ci-dessus ont été identifiés par recoupement de différentes sources : les inventaires du photographe Carpenter, la presse de l’époque, les archives de l’Exposition, le livre de Fréderic Starr (1858-1933), professeur d'anthropologie à l'université de Chicago, illustré de trois portraits du photographe mexicain Manuel Gonzalez (1883-1912).

À gauche et au centre, portrait en buste de Santukno Hiramura, âgée de 53 ans, et portrait en pied son mari Sangyea Hiramura, âgé de 56 ans, « archer émérite ». Originaires de Piratori, à Hokkaido, ils sont accompagnés de leur fille Kin, qui tient la main de son père dans le portrait de groupe. A droite, portrait en buste de Shirake Osawa, âgée de 18 ans, épouse de Yazo Osawa, âgé de 23 ans, le troisième à gauche sur le portrait de groupe, originaires de Sapporo, à Hokkaido.

Les membres du groupe Aïnou

Ces deux portraits sont arrivés non identifiés dans le fonds donné par le linguiste français Paul Labbé en 1901 au Laboratoire d’anthropologie du Muséum national d’Histoire naturelle. Pensant devenir diplomate, Paul Labbé est un des tout premiers français parlant le russe à voyager dans toute la Russie à la fin du 19e et au début du 20e siècle. Cet ethnologue mène plusieurs missions pour le ministère de l'Instruction publique de 1896 à 1908 et se spécialise dans l'étude des peuples non russes de Russie. Il parcourt la Sibérie centrale, l'île de Sakhaline, la Bachkirie, la Transbaïkalie ; il voyage aussi au Japon et dans les Balkans. À son retour en France, il donne d'importantes collections au Muséum national d'histoire naturelle, au Musée d'ethnographie du Trocadéro et au Musée Guimet.

Les recherches menées pour dater ses photographies et documenter le contexte des prises de vue ont consisté à consulter ses publications, récits de voyages, articles dans la presse illustrée et les collections d’autres institutions ; en effet, Paul Labbé publie le récit de ses missions dans la revue Le Tour du monde, journal des voyages et des voyageurs hebdomadaire français populaire dédié aux voyages et à l’exploration qui parait de 1860 à 1911.

Durant l’été 1899, Paul Labbé se rend sur l'île Sakhaline où il observe autant les prisonniers russes du centre pénitentiaire que les peuples autochtones, les Nivkhs, les Oroks ainsi que les Aïnous au sud de l'île. A son retour, il décrit le fonctionnement de cette île et les différentes sociétés qui se côtoient, dans de longs articles également publiés en un volume primé par l’Académie française, illustrés de ses propres photographies. Si les légendes peuvent varier suivant les publications, seuls ces deux portraits sont nommés sur l’ensemble des illustrations et grâce à elle sur l’ensemble des photographies de Paul Labbé. Il s’agit de deux hommes nivkhs qui, parlant le russe, lui servent d’interprètes et dont il ne mentionne que peu de choses. À gauche, [son] ami Indine [qui] est même élève à Vladivostok et voyage longtemps avec lui ; à droite Tounk, posant assis.

Les quelques brèves mentions de noms ne constituent toutefois pas des identités et ne permettent pas d’accéder à un niveau d’information documentaire satisfaisant. Un éventuel apport de sources primaires comme des carnets de terrain ou archives du voyageur ou d’un voyageur contemporain, pourrait permettre de poursuivre le travail d’identification.

Indine et Tounk

Ces deux cartes postales identiques (même référence, même sujet, même anonymat de la personne représentée) ont été éditées par Fred Harvey à trente ans d’écart, avec deux procédés techniques distincts. La plus ancienne, en bas, est entrée en 1931 dans la collection du musée d’ethnographie du Trocadéro, la plus récente a été donnée au musée de l’Homme par Jacques d’Aumale (1886-1979), diplomate et collectionneur de costumes.

Fred Harvey, après avoir créé la première chaîne de restaurants et d'hôtels aux États-Unis, est à l’origine de l’émergence d’un marché pour l'artisanat amérindien à Albuquerque, employant lui-même des artisans pour produire leurs poteries, tissages et vanneries devant les touristes. Il se lance dans la vente d'objets souvenir et de cartes postales ; ces dernières ont contribué à faire du Sud-Ouest une destination de tourisme aux États-Unis. Des recherches menées pour dater la première édition de la carte postale, ont permis d’identifier le photographe et le modèle de la photographie originelle.

We'wha (1849-1896) est un Amérindien Zuni du Nouveau-Mexique, tisserand et potier. C’est un lhamana (« Deux-Esprits » en zuni, désignant une personne née homme mais vivant sa vie en tant que femme), un troisième genre socialement reconnu au sein de la communauté. Porte-parole et représentant de la culture Zuni, We'wha s'est efforcé de préserver les traditions et les connaissances de son peuple en diffusant leurs techniques. Il est également parmi les premiers Zuni à vendre ses poteries et ses textiles. Il devient un informateur précieux en particulier pour l’anthropologue Matilda Coxe Stevenson qui mène une mission chez les Zuni en 1879. En 1885, Stevenson invite We'wha à Washington durant six mois pour pouvoir mieux étudier les arts et techniques zuni.

C’est à cette occasion qu’une série de prise de vue de We’Wha est réalisée par John K. Hillers (1843-1925) premier photographe du Bureau of American Ethnology au sein de la Smithsonian Institution. We'wha pose notamment pour cette démonstration de métier à tisser à sangle dorsale. Lors de ce même voyage, We'wha fait partie de la délégation zuni qui rencontre le président Grover Cleveland à Washington en 1886, et à qui il remet un textile zuni.

We'wha (1849-1896)

Ces portraits sont extraits de l’album de 280 cartes postales de l’anthropologue André Laville, classées géographiquement, dont la partie dédiée à l’Amérique mêle aussi bien des cartesprises et produites outre-Atlantique que ces vues prises en Europe. En 1911, une exhibition d’Amérindiens est organisée au Jardin d'Acclimatation de Paris sous le nom générique de Peaux-Rouges, et présentés comme Iroquois et Sioux. Des photographes-éditeurs produisent des séries de portraits et de mises en scène diverses, notamment Neurdein et Cie et Carel Frères sous le nom de Village de Peaux-Rouges. Certains font le choix de ne pas imprimer les informations des lieux de prises de vue, créant ainsi une certaine confusion et espérant probablement pouvoir vendre des mises en scènes de l’Amérique prises en France. Légendés par André Laville qui se rend au Jardin missionné par la société d’anthropologie, les portraits des deux hommes du registre inférieur sont identifiés.

A gauche, Joseph Beauvais, dit Sose Akwiranoron, joue le chef du groupe des Iroquois brandissant un tomahawk. Cet acteur Mohawk de Kahnawake (Canada), décédé en 1913 d’une pneumonie, connait un certain succès dans le rôle de Hiawatha, le héros de la légende amérindienne adaptée au théâtre. Le portrait de groupe des trois femmes intitulé « Trois jeunes beautés iroquoises » est édité par Carel Frères. La femme au centre se nomme Kanawackta ; son mariage avec High Bull célébré début juin 1911 à la mairie de Neuilly est relaté dans la presse. Une autre carte nomme la jeune fille assise au sol  Kawaneka.

Le portrait en bas à droite montre Spotted Weasel (Belette Tachetée), le chef des Sioux, plus précisément un Amérindien Oglala de la réserve de Pine Ridge (Dakota du Sud). Familier des tournées en Europe, il a travaillé pour le Buffalo Bill's Wild West Show pendant de nombreuses années. Sa veste fabriquée pour les spectacles et reconnaissable par ses motifs perlés de cavaliers et ses franges permet de l’identifier dans le portrait à gauche, intitulé simplement Groupe des Chefs, dans lequel il pose aux côtés de Little Bull en rouge et Flat Iron en jaune, deux autres anciens membres de la troupe. Le portrait sur lequel il pose avec sa femme permet de voir l’ensemble du costume acquis en 2013 par le musée de la coopération franco-américaine de Blérancourt (France). Spotted Weasel l’avait offert à Joe Hamman (1883-1974), l’inventeur du Western français.

La comparaison croisée des différentes sources : séries de cartes avec des légendes éditées ou des annotations, presse d’époque, témoignages laissés par des contemporains et parfois par les membres des troupes, recherches des historiens, permet de restituer davantage que le simple nom parfois mentionné par un éditeur.

Joseph Beauvais, dit Sose Akwiranoron, et Spotted Weasel

Ces trois portraits anonymes sont conservés dans la collection de cartes postales du musée de l’Homme. Ils sont édités par la maison britannique Raphaël Tuck & Sons qui débute sa production de carte postale en 1899 et ouvre des succursales à Paris, Montréal, Toronto et Berlin et New York dès 1885. La particularité de Tuck, qui fera sa renommée, est de publier des séries disposant de leur propre procédé breveté d’impression en couleur, comme la Silverette conçue pour ressembler à une véritable photographie ou, la plus populaire, l’Oilette lancée en 1903, censée rappeler la peinture à l’huile. Une série appelée Oilette Wide Wide World propose des vues du monde entier, organisées pour la vente en de multiples sélections dont plusieurs sont consacrées aux portraits d’Amérindiens. Ces trois cartes sont diffusées simultanément en langue française dans une série intitulée Les Mohikains et en langue anglaise dans une série nommée The Song of Hiawatha (du nom du poème de Longfellow).

Les cartes sont ici publiées dans une édition française dont les titres réduisent les hommes à des types : Le Chef, Le Scalpeur et Le Guerrier Indien. C’est à partir du nom du photographe, mentionné sous le portrait à droite, que l’identité d’un modèle a pu être trouvée. Cavendish Morton (1874 - 1939) est un acteur britannique devenu photographe à la fin des années 1890. Son studio spécialisé dans les portraits de scène est installé à Londres. Ces portraits sont donc pris en Angleterre, plus précisément en 1903, année de la seconde tournée européenne (1902-1906) du Buffalo Bill's Wild West Show. Daniel Black Horn (c. 1862 - après 1937), Amérindien Lakota pose avec sa médaille de la paix américaine qui commémore sa participation à la bataille de Little Big Horn en 1876 à l'âge de 15 ans et sa présence en 1890 au massacre de Wounded Knee. Il est ensuite employé par le Buffalo Bill Wild West et poursuit une longue carrière dans différentes troupes jusqu’en 1935, notamment le cirque allemand Sarrasani. Il se rend cinq fois en Europe où il participe à de grandes tournées, souvent avec sa femme Bessie qui fabrique des objets souvenirs pour les visiteurs.

La comparaison avec d’autres collections mieux documentées permet de confirmer ces informations. Daniel Black Horn a été photographié par Frank A. Rinehart (1861-1928) à l'occasion de la tenue de l’Indian Congress qui réunit 35 communautés en 1898 à Omaha (Nebraska) et par Charles H. Carpenter à l'Exposition Universelle de Saint-Louis (Missouri) en 1904.

Daniel Black Horn (1862 – c. 1937)

Cet artiste de music-hall connaît un certain succès à Paris et en Allemagne dans l’entre-deux guerres, comme le représente le portrait du studio parisien IRIS en haut à droite. En haut à gauche, un portrait réalisé par Paul Coze le présente posant comme chef Oskomon, en bas, une scène le fait apparaître comme figurant anonyme d’une démonstration de technique artisanale. Ils se rencontrent en novembre 1929 alors qu’Oskomon se produit au cirque d’Hiver. Passionné des cultures nord-amérindiennes, Paul Coze vient de fonder le Cercle d’art et d’études Peaux-Rouges Wakanda, premier groupe indianiste français, valorisant la connaissance par l’étude, la diffusion et la promotion de la culture des Nord-amérindiens.

Ensemble, ils organisent de multiples représentations et événements à Paris dans les années 1930. Pratique courante des indianistes, ils reconstituent en forêt des camps pour vivre à la manière des Nord-amérindiens et font des démonstrations de techniques artisanales ou cérémonielles, dans un but pédagogique. Ils sont familiers des démonstrations publiques de chants, de danses, et d’allumage de feu par friction, qu’ils effectuent au musée d’ethnographie du Trocadéro ou à la société des américanistes et à la Sorbonne en 1930 et 1931. Par ailleurs, Paul Coze publie les poèmes d’Oskomon, L’offrande du Maïs vert, 22 poèmes Peaux-Rouges, enregistre ses chants et le produit en spectacle dans des cadres scouts comme plus scientifiques. Oskomon réalise des enregistrements pour l’Institut phonétique de la Sorbonne et pour Pathé. En 1930, le récital à Paris de chants et danses des Indiens se tient à la Comédie des Champs-Élysées. Oskomon apparaît également dans quelques films, comme Gitanes (1932) de Jacques de Baroncelli, avec Charles Vanel.  

Nulle volonté de supprimer l’identité d’Oskomon donc dans la photographie du bas mais une logique documentaire qui insiste sur la technique et non sur l’individu dans cette série. C’est en effet Paul Coze qui la légende lui-même et la donne au musée de l’Homme en 1938. Ce tirage est alors classé dans les tiroirs consacrés à l’Amérique, parmi les photographies prises par Paul Coze lors de sa mission au Canada avec les Scouts de France en 1930, sa première mission officielle soutenue par le musée d’ethnographie du Trocadéro. Ce classement fait disparaître le contexte de prise de vue : en France, comme une reconstitution, et non aux États-Unis.

Charlie Oskomon (Maïs Vert)

Ces portraits d’Amrita Sher-Gil, peintre indienne, considérée comme une figure majeure de l’art moderne du 20e siècle, sont enregistrés en 1937 à la photothèque du musée de l’Homme dans la rubrique « types et vêtements » et font disparaître son identité. Le lieu de prise de vue est en revanche exact, de même que le photographe et la date.
L’étude des plaques de projection reproduisant un des portraits de la série a permis de retrouver son nom : "Indes du Nord. Simla. Jeune fille de haute caste Amrita Sher-Gil, sari de soie 6 mètres. Drapé du nord de l'Inde. " Une autre plaque de projection la montre posant dans son atelier. La toile en cours, Brahmacharis réalisée en 1937, est reconnue comme une de ses œuvres majeures, aujourd’hui conservée à la National Gallery of Modern Art de New Delhi.

Amrita Sher-Gil poursuit à Paris des études d’art entre 1929 et 1934. Elle y suit les cours de Pierre Vaillant, à l’académie de la Grande Chaumière, puis ceux de l’atelier de Lucien Simon, en tant qu’élève libre à l’école des Beaux-Arts.

À la fois journaliste-reporter, peintre et illustrateur, Paul Coze a étudié à l’École nationale des arts décoratifs de Paris, et se spécialise dans le genre animalier avant de se consacrer aux Amérindiens. En mars 1937, il remporte un prix qui lui permet de voyager en Inde pour capturer des félins vivants qui figureraient à l’Exposition Universelle avec un dompteur. Lors de son voyage à Patiala (Pendjab) dans le nord de l’Inde, il contracte la typhoïde et reste en convalescence durant de longues semaines dans la ville de Simla (Himachal Pradesh), lieu de villégiature et capitale d'été du gouvernement impérial anglais de Delhi.

Paul Coze évoque sa rencontre avec l’artiste dans un article publié dans l’Illustration qui reproduit ses portraits : « Mlle Amrita Sher-Gil, qui me reçut dans son atelier moderne. Elle est la plus célèbre femme peintre des Indes et a fait ses études à notre École nationale des beaux-arts (...) Elle m’avoue qu’elle n’a pas trouvé sa voie qu’à son retour aux Indes, en puisant dans le patrimoine national ».  Les légendes des tirages de la photothèque correspondent à celles des portraits dans l’article, sans le nom.

Amrita Sher-Gil (1913 - 1941)