Dragani Amalia (2008-2009)

Contenu

Domaine de recherche

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales / Université de Turin

Intérieur touareg : Ethnographie de la poésie chez les Touaregs Kel Ayar et Kel Azawag (Niger)

Projet(s) de recherche

OBJECTIFS

Ma thèse, fruit d’un accord de co-tutelle entre la France et l’Italie (EHESS-Université de Turin) s’inscrit dans la tradition française ethnographique des études touarègues et en particulier des études sur l’ethnopoétique touarègue, qui ont connu déjà de grands noms (Charles de Foucauld, Geneviève Calame-Griaule, Dominique Casajus, entre autres) mais aussi une contribution italienne (Gian Carlo Castelli Gattinara). Je cite ici aussi bien la France que l’Italie en tant que nations européennes responsables du processus de conquête coloniale européenne sur le territoire touareg (Algérie, Burkina Faso, Mali et Niger, nations conquises par les Français et la Libye, en particulier le Fezzan libyen, habité par les Touaregs Kel Ajjer, de la part des Italiens).


Les objectifs ethnographiques de cette thèse, née dans une éthique scrupuleuse proche de la position adoptée par Michel Leiris à propos de la nécessité de « sauvegarder » le patrimoine culturel et les arts (liés à l’  « espace » ou matériels, comme la sculpture, mais aussi au « temps » ou immatériels comme la poésie et la musique), pouvant être condensée dans l’expression « ethnographie d’urgence », dans un contexte marqué par des difficultés socio-économiques dramatiques (famine, sècheresse, misère chronique, une nouvelle rébellion touarègue éclatant en février 2007) sont très nombreux :
- Collecte d’un corpus de poèmes (tishiwey) sélectionnés avec une attention méticuleuse (150) réalisé entre 2004 et 2007 (14 mois) avec l’aide de techniques audio-visuelles (environ 20 heures de matériel filmé sur le terrain) au Niger en suivant l’exemple, dans un contexte où seul 23% de la population adulte est alphabétisé, de l’ethnologie partagée de Jean Rouch, c’est-à-dire une ethnologie utilisable à travers les images non seulement par la communauté scientifique européenne mais aussi par les personnes directement intéressées, et dans ce cas, les Touaregs avec qui j’ai travaillé.

- Etude de la performance et de la gestualité du poète (emesshewey), en suivant  les idées de pionner suggérées par les travaux de Geneviève Calame Griaule sur la gestualité du conteur touareg. La gestualité ou l’absence de gestualité durant la performance poétique (ahal) sont souvent des comportements faisant allusion au milieu social d’appartenance de l’énonciateur ou de sa position de simple énonciateur de textes tirés d’un répertoire traditionnel ou d’un original compositeur et créateur de vers.

- Attention au concept d’agency dans la création artistique qui s’est manifesté dans le recueil des histoires de vie (méthode biographique) des poétesses et des poètes, mais aussi des violonistes (joueuses de vièle monocorde anzad), par les Touarègues considérées aussi comme des poétesses, qui cèdent les vers composés à un poète ou à un chantre (mansaj) homme, puisqu’elles ne peuvent pas les réciter en public, ce choix ayant été dicté par leur grande pudeur (t?karakit). Si les poétesses  récitent  en public, c’est à la suite d’événements traumatiques, comme la sècheresse, les catastrophes ou les massacres durant les rébellions touarègues, comme signe extrême de cette aptitude comportementale typique des femmes touarègues, qui leur est instillée par une pédagogie imprégnée d’une connaissance très fine du registre des émotions humaines, de la compassion (tahanint). Si les hommes aussi éprouvent de la compassion, le modèle de genre touareg prévoit que celle-ci doit être plus forte chez la femme, laquelle en tant que génitrice à la fois du semblable et du divers, serait capable de partager aussi bien la souffrance masculine que féminine. La communauté, durant les catastrophes naturelles et sociales, a besoin de se sentir encouragée par les vers de la poétesse qui, dictés par la compréhension de la souffrance collective, ne peuvent plus s’exprimer dans le registre comportemental de la réserve, de la pudeur ou du silence mais ils doivent gonfler jusqu’à exploser dans une diction publique libératoire et cinglante.

- Les histoires de vie permettent de comprendre les différentes étapes de l’existence du poète (caractère, t?shni, étrange, humoral, solitaire du poète dans son enfance, souvent à cause d’une maladie ou turna dans sa petite enfance ou suite à des traumatismes et de deuils d’une autre nature qui lui ont conféré une sensibilité particulière), la  préférence qui lui est accordée par un poète adulte, souvent un membre de la famille, qui l’isole du groupe de ses pairs, dans lequel de toute façon l’enfant s’ennuie, pour transmettre l’art des vers et du violon, dans la solitude (essuf) de la brousse. Ensuite viennent l’apprentissage, qui n’est jamais seulement esthétique mais surtout éthique (s’en tenir au code moral rigide de l’ashek, de l’honneur, plus que quiconque, pour en devenir le chantre), le succès, la médaille à la double face, comportant l’estime des hommes qui s’en tiennent à l’ashek, l’envie et les rétorsions (toghershit, le mauvais œil), de la part d’individus médiocres car sans honneur. Dans la période avancée et sur la fin de la vie, on est à la recherche de quelqu’un à qui transmettre cet art, dont il faut imiter l’ashek, source de satisfaction mais aussi de frustrations et d’amertume dans la mesure où beaucoup de jeunes semblent s’orienter aujourd’hui vers des modèles « occidentaux », loin de la pratique du violon ou de la poésie.

- Attention à la vie onirique des acteurs, chez qui émerge l’incidence de la poésie sur l’inconscient des poètes et des poétesses, qui se manifeste dans la récurrence des rêves (pl. ter?iten, s. ter?it) dominés par la présence du violon et des vers (rêves où l’on rêve de jouer de la musique, de réciter, que d’autres récitent les vers de l’auteur, d’atteindre des reconnaissances publiques liées à la pratique artistique, de s’exhiber en public et à l’étranger). Les rêves-souvenirs sont aussi très importants, « directs », d’où émerge la reconnaissance envers le maître ou la maîtresse  désormais décédé (presque toujours un parent) que l’on rêve en train d’écrire des vers ou de jouer de la musique, mais aussi « indirects » (on rêve plusieurs fois le premier morceau appris, on rêve toujours le morceau composé par la maîtresse ou par le maître, on rêve les premiers épisodes révélant la préférence de la maîtresse ou du maître pour l’apprenti). La nouvelle évocation des figures fondamentales dans la transmission et dans l’apprentissage, durant les rêves, se retrouve surtout auprès des acteurs d’un âge avancé, qui retournent avec nostalgie à la période de formation, dans des rêves liés à la peur (tassa, cauchemars ou shirumma), d’échouer dans leur mission de transmettre à leur tour : au centre il y a l’angoisse, l’inadéquation, la peur que les apprentis ou les apprenties abandonnent la pratique artistique, pour suivre les nouveaux modèles créés par l’irruption de la modernité, ou apprennent cet art seulement en vue d’un succès commercial facile (notamment la « World Music »), mais en la vidant de l’ashek, dont le poète doit être un exemple pour la communauté. Un art sans morale, sans ashek, est comme une vilaine selle que l’on vend aux touristes de passage.

- Importance du contexte socio-culturel sur la poésie et sur la nouvelle poésie. Le Niger, l’un des pays les plus pauvres du monde, présente un taux de mendicité (informelle et publique) de 80%, durant les saisons stériles. A cause des nombreuses sècheresses catastrophiques, des villages entiers de la brousse migrent en effet dans les villes comme Niamey pour mendier. Il s’agit désormais d’une stratégie économique complémentaire à l’agriculture et à l’élevage, activités économiques traditionnellement pratiquées. L’extraction minière (de l’uranium surtout, qui a provoqué une nouvelle rébellion touarègue en 2007, lors de mon dernier séjour de recherche), ainsi que le tourisme (souvent favorisé par les nombreuses ONG internationales présentes sur le territoire), ont contribué à la séparation des deux régions Ayar et Azawa?, situé plus au sud. Cela a déterminé avec l’afflux des blancs (ikufar, techniciens, opérateurs du secteur du développement et de l’aide humanitaire, touristes) dont l’influence commence à se faire sentir aussi dans la poésie de l’Ayar, répondant par là aux nouvelles influences occidentales (les droits de l’homme, la psychologie « occidentale »). Le changement social a produit un glissement vers une forme de « griotisme ».

- Le dernier objectif, mais sans aucun doute central, concerne l’étude des sentiments, émotions et états d’âme. On trouve des nombreux mots, qui ne sont pas synonymes, exprimant sentiments avec nuances de sens différents et liés, par exemple, à l’ennui (shiwenen, jakhaj, ashawasha, shimghuter, tusust, shaqqaj), à la rage (eleham, etker, muscikelt, milker, agaramshad, teneglif), à la peur (tassa, tekenzad, trommerq, tarma), à la nostalgie (essuf, elewa, temegerist, temuk), à la joie (tefalawiste, tudduit, sedey, aghalewey, alher), à l’amour (tara) à l’appartenance à une classe sociale (tamikka, elessel), à l’identité (temust, alghadadat) Comme l’indique clairement le titre de ma thèse, la poésie est l’une des manières pour comprendre l’intériorité des sociétés, en partant de sa voix (poétique). L’anthropologie est en effet de plus en plus orientée, aujourd’hui, vers l’étude de la dimension subjective et émotionnelle et la poésie est sûrement via magistra dans ce sens-là.

PUBLICATIONS

PUBLICATIONS

Dragani, Lia, Giavellotti tifinagh. Poesia e poeti tuareg del Sahara, Il Segnalibro, Torino, 2005.
Dragani, Lia “Antropologia e letteratura”, (Fusillo, M. et Boitani P., sous la direction de), Storia della letteratura europea, IV vol., UTET, Torino, 2009 (à paraître).